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Bien que ce soit un cas extrême, l’exemple qui suit présente une maison dont la forme est pour le moins inusitée : une pointe de tarte. Située sur la 5e avenue dans le quartier Rosemont à Montréal, elle souligne avec force l’impact de la propriété foncière dans le paysage urbain. En effet, avant que des maisons ne soient construites dans une ville, il y a d’abord le fond de terre et un propriétaire qui l’exploite. Graduellement, d’une ancienne vocation agricole, la terre devient un terrain à bâtir, en offrant aux acheteurs un certain nombre de lots dont les formes devront en respecter les frontières. C’est ce que révèlera justement cette curiosité urbaine. Remontons le fil du temps, pour nous arrêter à la géographie de l’ancienne Côte de la Visitation d’où provient notre exemple. Municipalité rurale de Montréal fondée en 1872, ce village correspond grossièrement au quartier Rosemont d’aujourd’hui. Les atlas historiques de Montréal, dont l’utilité sera mise en relief tout au long de ce blogue et qui sont aussi mis en ligne sur le site de la Grande Bibliothèque, joueront un rôle-clef dans le dévoilement des mécanismes à l’ɶuvre. Ainsi, un premier atlas, celui de 1879, nous permet de visualiser l’organisation de cette municipalité qui sera finalement annexée à Montréal en 1910. Celle-ci est structurée par deux grands axes: dans le sens est-ouest, la Côte de la Visitation qui correspond à une partie du boulevard Rosemont aujourd’hui et, du nord au sud, la Montée Saint-Michel. Une cinquantaine de familles à peine la composent. Observons les terres qui portent les numéros 206 à 208 et qui apparaissent dans la partie supérieure gauche. On y trouve le nom des propriétaires fonciers de l’époque et notamment un patronyme très familier à Montréal, les Molson, titulaires de la terre no 208. De surcroît, un petit carré noir (▪) identifie l’emplacement des maisons et dépendances. En 1879, aucune d’entre elles ne semble avoir été cadastrée et subdivisée en lots à bâtir. Mais la croissance économique de Montréal au tournant du XXe siècle va bouleverser le paysage urbain montréalais. Un autre atlas, celui de 1907, montre bien l’évolution rapide de la situation. Une première planche, la planche 5, indique notamment que le lotissement de la terre au sud de la Côte de la Visitation est déjà effectué et que les Molson, déjà titulaires de la terre 208, sont maintenant propriétaires de la 207. Peu de temps après l'élaboration de la carte, la célèbre famille acquiert la terre appartenant autrefois à J. Keen -que nous avons grossièrement localisée au haut de la figure suivante-, tandis qu’une autre subdivision de la terre 206 apparaît, propriété de J.J. McEvoy.
La planche 46 montre cette fois le plan de lotissement des terres appartenant aux Molson, signifiant la mise en vente de nombreux lots à bâtir : l’urbanisation de ce secteur de l’Île de Montréal est bel et bien enclenchée. C’est d’ailleurs à compter de l’été 1907 que ces lots seront mis en vente, selon un plan cadastral illustré ici.
Positionnons-nous sur le lot où se trouve la maison en pointe de tarte, soit le lot triangulaire 206-383 indiqué par la flèche noire. Il s’agit d’un lot encore vacant, comme ses voisins. Un peu au sud, se trouve la rue Comté qui deviendra quelques années plus tard la rue Bellechasse. Si on suit les lots bordant cette rue, côté sud, on voit, de gauche à droite, les lots 208-1653, 207-437, 207-682, et plus à droite, les lots 206-343, 206-360 et 206-387. On aura d’abord compris que la numérotation du système cadastral des lots commence par le numéro de la terre d’origine observé sur les figures précédentes (206, 207, 208…). Ensuite, on remarquera que, dans la mesure où l’orientation générale des rues dans ce secteur n’est pas parallèle à celle des terres dont les frontières apparaissent en pointillé (à titre indicatif, voir les deux flèches rouges) cela débouche parfois sur la création de lots de forme particulière. En revanche, partout où ces pointillés traversent un lot à bâtir, ils sont forcément l’expression des activités d’un même propriétaire qui, ayant réuni deux terres attenantes, est parvenu à consolider son lotissement. En intégrant, par exemple, la terre de Keen à leur domaine foncier, les Molson ont théoriquement évité la formation de lots en pointe de tarte le long de la rue de Lévis (maintenant la 4e avenue) dont les futures maisons de côté est sont à cheval sur les deux lots contigus. Le même phénomène s’observe notamment pour les lots situés du côté est de la rue Molson au nord de la rue Bellechasse. Il serait apparu de nombreux lots en pointe de tarte, si cette réunification n’avait pas été faite. Ayant refusé de vendre et de lotir, J.J. McYvoy a en quelque sorte forcé, le long de la ligne de démarcation de la propriété avec les Molson, l’apparition de ce lot qui pique la curiosité. Le destin du lot 206-383 (la partie aigüe du lot triangulaire) était donc de conserver à jamais cette forme puisque la terre 206-1 et une partie adjacente de la terre 206 ne seront pas cadastrées en lots à bâtir. En effet cette zone sera consacrée aux institutions d’enseignement, notamment une école secondaire anglophone, Nesbitt High School érigée au nord du Boulevard Rosemont en 1914 et le collège Saint-Ignace fondé en 1927, au nord de la rue Bellechasse. Comme l’indique une affiche publiée dans le journal, La Patrie du 20 juillet, les lots se vendent entre 100$ et 750$, en versant 5% de la somme comptant. On ignore cependant combien seront ceux qui achèteront un lot qui seront éventuellement construits. Ici, ces atlas ont leur limite. En terminant, une planche de l’atlas de 1914, permet d’examiner la situation quelques années plus tard. Si la répartition cadastrale d’ensemble demeure inchangée, en revanche, on voit que quelques lots ont trouvé preneur et accueillent une construction. En effet, les carrés ou rectangles peints en rouge désignent des bâtiments lambrissés de brique ou de pierre tandis que ceux en jaune désignent des bâtiments en bois (qui sont terminés ou qui n’ont pas encore été briquetés). Cela dit, notre lot en pointe de tarte, localisé par la flèche noire, n’est toujours pas construit.
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