L’ARRIVÉE TARDIVE D'UN BÂTIMENT
DANS UNE SÉRIE PLUS ANCIENNE

On a souvent vu, dans un alignement de maisons semblables, un bâtiment qui détonait sur ses voisins. Sans trop connaître leurs dates de construction respectives, on devine que le bâtiment en question n’a pas été construit en même temps. Deux exemples nous serviront d’illustration pour expliquer cette particularité.

Le premier cas observé se trouve sur la rue rue Fabre dans Villeray. Dans ce cas, la rupture dans le champ visuel est mise en évidence par la différence des volumes de maisons. En effet, parmi une série de maisons unifamiliales toutes alignées le long du trottoir, apparaissent deux immeubles à appartements mitoyens de quatre étages (le 7744 et le 7750). Que s’est-il passé? Telle est la question que nous invitons les curieux à se poser lorsqu'ils rencontreront une telle situation.

Deux réponses peuvent être avancées pour comprendre. Tout d’abord, il s’agit peut-être d’une rétention foncière. Ainsi, le propriétaire de l’une des maisons adjacentes aux immeubles à appartements aurait pu longtemps conserver un terrain adjacent à sa propriété, puis beaucoup plus tard, l’aurait revendu à gros prix à un acheteur qui, pour rentabiliser son achat, aurait opté pour y faire construire une maison à revenu.

L’autre explication serait à l’effet qu’il s’agit d’une forme de remplacement. Des maisons semblables à celles voisines étaient présentes à l’origine de l’érection des maisons sur la rue, puis auraient été abandonnées, démolies, voire incendiées; leur remplacement s’effectuant plus tard, avec toujours cette hausse du prix des terrains qui se manifeste au fil des ans, aurait entraîné la construction d’une maison à revenu.

Comment départager ces hypothèses l’une de l’autre ? Visuellement, il est rarement possible de le faire. Retenons cependant que plus l’écart des dates de construction est élevé entre l’intruse et les maisons environnantes, plus les chances qu’il s’agisse d’une forme de remplacement augmentent. Mais il ne faut jamais totalement s’y fier sans avoir notamment consulté des annuaires municipaux, disponibles en ligne sur le site de la Grande Bibliothèque.

Ces annuaires, publiés annuellement pour la région de Montréal, donnent, pour chaque rue, le nom des chefs de famille y résidant de même que leur adresse respective. Remontant dans le temps, on peut ainsi identifier la date approximative de la construction de la maison : pour donner un exemple, la première année où le «7724 de la rue Fabre» sera mentionné indiquera la fin de sa construction et le début de son occupation par une famille.

Fort d’une telle consultation, nous démontrerons ainsi que sur la rue Rushbrooke c’est le mécanisme de la rétention foncière qui est à l'oeuvre tandis que sur la rue Fabre, c'est la forme de remplacement qui s'exprime.

Commençons par l'exemple le plus simple, celui de la rue Fabre. Après quelques recherches, on constate que ces deux immeubles apparaissent pour la première fois dans l’Annuaire de 1960. Les 16 unités des deux immeubles sont déjà louées, à l’exception d’un seul logement, le numéro 8 du 7744. Identifié par un astérisque, le propriétaire du 7750, L. Gagnon, réside à l’appartement 4.

En consultant l’annuaire de l’année précédente, nous avons constaté l’absence des 16 appartements et même des adresses 7744 et 7750. À leur place, sont inscrits les immeubles du 7740, habité par Léger Dupras et du 7748, dont le propriétaire résidant est Richard Cholette. Ces deux résidences ont donc été rasées pour faire place en 1960 aux deux immeubles à appartements.

L'exemple de la rue Rushbrooke, à Pointe-Saint-Charles, reste plus complexe à traiter. La rupture paraît cette fois provoquée par un écart entre les dates de construction. Parmi des maisons construites avec des façades en fausse mansarde − qui sont typiques de la fin du XIXe siècle −, on retrouve un immeuble d’appartements de construction nécessairement plus récente, soit le 2415. Près de 75 ans séparent cet immeuble des maisons voisines car en fait, il date des années 1960. Ici encore que s’est-il passé?

La rétention foncière, qui est à l’œuvre sur la rue Rushbrooke, reste plus complexe à traiter, bien que ce soit encore les annuaires municipaux qui nous serviront de clef d’interprétation. En effet, selon l’annuaire de 1930-1931, les noms des occupants de la série de maisons à fausse mansarde apparaissent à la page 455.


Notons en premier lieu que, pour en faciliter la lecture, nous avons décalé vers la droite sur la figure les adresses paires de la rue (qui, de toute manière, ne sont pas visibles sur la photographie correspondante). Ainsi en examinant la photographie de la rue Rushbrooke de droite à gauche, on apprend qu’Edgard Edwards réside au 2403 (la maison jaune et verte), Charles Stride au 2405 (la maison rouge et grise). Ensuite, nous avons C.R. Bockus au 2421 (la maison bleue) et C. Fred Browing au 2423 (la maison de couleur sombre). Suivent ensuite dans l’ordre les noms des résidants des maisons moins visibles des 2431, 2433, 2439 et 2441.


En 1930-1931, le lot qui deviendra, à compter de 1963, l’immeuble d’appartements du 2415 n’est pas encore mentionné. Un coup d’œil dans les annuaires des années antérieures confirmera cette absence depuis l’apparition des premières maisons en 1889-1890, soit celles du 2405 et du 2423. En quelques années seulement, les autres maisons en fausse-mansarde seront érigées, en laissant vacant le lot où sera construit le futur 2415.

Qui est le propriétaire du 2415? Habituellement, il s’agira du propriétaire résidant dans l’un des deux lots adjacents. Seule une occupation prolongée de la maison et de son lot attenant expliquerait cette longue rétention foncière. Or les deux propriétaires, soit Charles Stride et C.R. Bockus, sont demeurés sur place fort longtemps puisque le premier y réside depuis 1929-30 et le second, depuis 1922-23. Une recherche dans les plans d'assurance-incendie permet de déduire provisoirement que c'est M. Stride du 2405 qui en serait le propriétaire puisque son mur de côté donnant sur ce terrain est percé de fenêtres alors que le 2423 est privé de cette vue et vraisemblablement d’un accès à ce terrain. Une recherche dans les registres fonciers permettrait des conclusions plus sûres. Mais pour l’heure, contentons-nous d’avoir au moins aiguisé votre curiosité pour comprendre ces deux phénomènes.